Sous la vigne, les marnes : quand la Bourgogne se raconte en couches

Marcher le matin sur les coteaux du Mâconnais, c’est longer une toile où la lumière accroche des nuances dorées, parfois brunes, d’autres fois d’un bleu-gris presque lunaire… Ce paysage, familier des promeneurs et vignerons, cache sous ses pieds une alchimie essentielle : celle des marnes. Véritables livres de géologie à ciel ouvert, elles composent, morceau par morceau, l’identité des plus beaux chardonnays du sud bourguignon.

Mais pourquoi ces fameuses marnes, qu’on cite avec respect depuis Fuissé jusqu’à Viré-Clessé, jouent-elles un rôle si majeur dans la singularité des vins blancs du Mâconnais ? D’où tire-t-on cette conviction, chez vignerons et dégustateurs, que là où la marne affleure, le chardonnay s’exprime d’une voix plus claire, plus vibrante encore ? Attelons-nous à creuser, avec les mains et les mots, ce substrat mystérieux.

Qu’est-ce que la marne ? Les secrets d’une roche entre terre et mer

Au commencement, la marne n’a rien de spectaculaire. C’est une roche sédimentaire, formée il y a près de 180 millions d’années durant le Jurassique – à l’époque où la Bourgogne était balayée par des mers tropicales (Source : Bureau des Ressources Géologiques et Minières).

  • Sa composition : la marne est un mélange intime de calcaire (entre 35% et 65%) et d’argile. Elle arbore souvent des teintes bleutées ou grisâtres, plus tendres que la pierre calcaire, plus plastiques que l’argile pure.
  • Sa diversité : le Mâconnais en recèle différentes expressions : marnes bleues, marno-calcaires, marnes blanches… Les plus fameuses siègent près des villages de Vergisson, Solutré, Milly-Lamartine ou Prissé.

Côté vignoble, la marne s’invite de façon irrégulière sous la vigne : elle s’incruste brutalement entre deux strates de calcaire, remonte parfois à la surface, enrichit et nuance le profil des terroirs.

La marne, architecte du goût : comment elle sculpte le chardonnay

Si le chardonnay est surnommé « caméléon » du cépage, c’est parce qu’il épouse, plus que tout autre, la personnalité de son sol (Source : BIVB Bourgogne). Voici comment les marnes influencent directement le vin :

  • Richesse minérale et finesse aromatique : La marne relargue lentement calcium, magnésium et autres éléments minéraux. Le chardonnay, plante gloutonne, en tire des arômes à la fois purs (agrumes, poire, fleurs blanches) et structurés. D’où cette sensation de « mâche » et de finale saline qui fait saliver.
  • Argile et profondeur : Grâce à l’argile, la marne retient l’eau même aux étés les plus secs. La vigne plonge ses racines dans cette fraîcheur souterraine, ralentissant la maturation trop rapide du raisin. Résultat : une palette aromatique plus large, des blancs tendus et juteux, une fraîcheur souvent supérieure aux parcelles plus calcaires.
  • Texture et capacité de garde : Les meilleurs Mâcon « sur marne » présentent une densité et une énergie peu communes. Leur bouche ample et charnue, équilibrée par l’acidité naturelle du sol marneux, les dote d’un réel potentiel de vieillissement – certains Viré-Clessé sur marne se dégustent brillamment après 10 ans, là où un chardonnay sur sol purement calcaire s’efface parfois plus vite (Source : La Revue du Vin de France).

Là où la marne domine, surveillez les notes de pierre à fusil, de fruits blancs mûrs, de zeste d’agrume confit. C’est la signature, inimitable, des plus grands terroirs du sud bourguignon.

Portraits de parcelles : Quand la marne donne son accent aux appellations

Mâcon-Villages : la mosaïque marneuse des monts du Mâconnais

Sur les 5 900 hectares du Mâconnais, la marne compose l’ossature des meilleurs coteaux à chardonnay. À Fuissé et Vergisson, par exemple, la fameuse « marne bleue » du Bajocien – affleurant sous le calcaire dur – offre des vins intensément floraux, profonds, mais jamais lourds (Domaine Saumaize-Michelin).

  • À Solutré et Prissé, on retrouve des marnes blanches mêlées à des bancs de grès. Résultat : des chardonnays à la fois solaires et tendus, taillés pour la table, où notes d’aubépine, gingembre fin et fruits à noyau s’entremêlent.
  • À Clessé, au cœur de Viré-Clessé, les fameuses marnes du Lias – très riches en argile – donnent ce style ample, presque velouté, qui a fait la réputation des vieux « Clessé ». On raconte, chez les anciens, que la vigne « chante mieux sur marne qu’ailleurs ».

Pouilly-Fuissé : là où la roche dialogue avec le grain de la marne

À Pouilly-Fuissé, l’équilibre entre marne et calcaire est un jeu subtil. Les parcelles haut perchées de Vergisson alternent bancs de marnes bleues (fournissant rondeur et ampleur) et zones calcaire-blanches (apportant pureté et tension). Les vignerons, notamment au Domaine Ferret ou au Château des Rontets, identifient précisément leurs « climats » selon la profondeur de la marne : plus elle affleure, plus le vin est ample, presque « pâteux » dans sa jeunesse, puis il gagne en profondeur après 3-4 ans en cave (Source : Pouilly-Fuissé Grands Crus, BIVB).

Dans les climats historiques comme Les Crays, la marne mêle ses pouvoirs au calcaire pour signer quelques-uns des plus beaux blancs de Bourgogne sud.

La vie en dessous : la marne, complice du vigneron et de la vigne

La vraie magie des marnes, c’est leur capacité à dialoguer avec le travail du vigneron. Sur les sols marneux, tout est question d’équilibre :

  • Enherbement & travail du sol : Les vignerons constatent que la marne, naturellement riche, exige un travail aéré, parfois un enherbement soigné pour éviter l’excès de vigueur (les raisins trop dilués perdent en concentration).
  • Gestion de l’eau : Sur marne, le stress hydrique est rare, même en 2022 où la sécheresse a frappé. Les vignes de « La Roche Vineuse » ou « Sur la Roche » à Milly-Lamartine ont ainsi donné des chardonnays exceptionnellement équilibrés, là où les sols sableux du Mâconnais ont souffert.
  • Sensibilité aux maladies : L’argile de la marne peut rendre le sol plus compact, favorisant le botrytis si le drainage est négligé. Mais les plus beaux domaines ont appris à aérer la grappe, limitant ainsi la pourriture et privilégiant les vendanges manuelles, plus sélectives.

Beaucoup de nouveaux vignerons, curieux de bio et de biodynamie, se plaisent à redonner vie aux vieilles parcelles marneuses délaissées dans les années 60-80 pour des zones plus faciles à mécaniser. Les résultats étonnent : rendements modestes certes, mais pureté et identité garanties.

Marnes et dégustation : comment les reconnaître dans le verre ?

Reconnaître l’influence des marnes dans un verre n’est pas une mince affaire, mais quelques marqueurs essentiels permettent de les identifier, surtout lorsque l’on compare avec des chardonnays issus de sols plus calcaires ou granitiques :

  1. La bouche : Les chardonnays de marne se distinguent d’abord par une « mâche », une chair tactile quasi gourmande. La sensation de sel, de pierre humide, est souvent présente.
  2. L’acidité : Plus modérée qu’un chardonnay sur pur calcaire, mais d’une grande persistance.
  3. Le bouquet : Fruits blancs, coing, aubépine, parfois une pointe d’anis ou d’estragon. Les notes grillées ou beurrées, typiques des chardonnays élevés en bois neuf, mettent parfois du temps à émerger.
  4. L’évolution : Avec le temps, les vins gagnent en complexité : on voit apparaître la noisette fraîche, la cire, un parfum de miel discret et une trame saline omniprésente.

Au fil des millésimes, les dégustations organisées par l’ODG Viré-Clessé montrent que les parcelles sur marnes tiennent le mieux à l’épreuve du temps, notamment sur les grands millésimes solaires comme 2015, 2018 ou 2022 (Source : ODG Viré-Clessé).

Des anecdotes aux chiffres : marne, moteur d’excellence en Mâconnais

  • Viré-Clessé sur marne : Environ 70% de la surface totale (soit près de 400 ha) est plantée sur sols marneux. Les cuvées « EJ Thévenet », « La Perrière » ou « Quintaine » affichent régulièrement des notes >94/100 chez Wine Advocate depuis 2010.
  • Mâcon-Vergisson : Le secteur des « Crays » illustre la puissance de la marne blue : certains vins blancs dépassent 13,5% d’alcool tout en conservant moins de 2g/L de sucres résiduels grâce à une maturité lente, favorisée par la fraîcheur de la marne.
  • Pouilly-Fuissé : Parmi les 22 nouveaux climats classés en Premier Cru depuis 2020, plus de la moitié repose sur un substrat marneux selon les expertises du Laboratoire d’Analyses de Mâcon. Le potentiel de garde doublé par rapport aux zones plus calcaires y est régulièrement souligné dans les fiches de dégustation des syndicats locaux.

Dans le sillage des marnes : ouverture sur la diversité à venir

En Mâconnais, peut-être plus que partout ailleurs, les marnes agissent comme des révélateurs silencieux. Elles transmettent non seulement la générosité du sol à la vigne, mais aussi un vrai sens du lieu au chardonnay. Cette diversité marneuse autorise de multiples styles, encourage l’expérimentation et permet, de Viré à Saint-Véran, de ne jamais boire deux blancs identiques.

À mesure que le climat se réchauffe, la présence de marne – avec sa réserve d’eau et sa fraîcheur – s’annonce précieuse pour préserver l’identité vibrante de la région. La curiosité des vignerons pour les vieilles parcelles, délaissées après la mécanisation du XXe siècle, augure d’une renaissance qualitative encore plus forte dans les années à venir.

Les amateurs ne s’y trompent plus : alors que le Mâconnais gagnait 15% d’exportations supplémentaires sur la période 2018-2022 (BIVB Bourgogne), les cuvées issues de marnes caracolent en tête de nombreux guides, portées par l’exigence des femmes et hommes de terrain. Un patrimoine vivant, à savourer sous toutes ses formes – et à venir hiver comme été, sentir pousser, là où la marne affleure.

En savoir plus à ce sujet :